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En memoria de Bernard Cassen. Por Ignacio Ramonet

Bernard Cassen fue durante treinta y cuatro años miembro de la redacción de Le Monde diplomatique y durante once años director general de la empresa. Falleció en París, el jueves 12 de junio, a los 87 años.

Nacido en 1937 en el seno de una familia modesta, Bernard siempre se mantuvo fiel a sus orígenes populares. Pudo escapar al determinismo social gracias a su excepcional inteligencia. Desarrolló una carrera prodigiosa en la docencia hasta alcanzar, con un doctorado en civilización británica, los más altos cargos académicos. Este éxito, que habría colmado a cualquiera, resultó insuficiente para Bernard, un intelectual impulsado por una voluntad quijotesca para corregir injusticias. En particular, las infligidas por los privilegiados y los ricos a los más humildes.

Lo conocí a principios de la década de 1970. Era parte del entorno de Claude Julien, que acababa de ser nombrado director de Le Monde diplomatique y se disponía a emprender una verdadera refundación del periódico. Con este objetivo, comenzó por conformar una especie de círculo cercano de amigos universitarios, del que formaba parte Bernard.

Julien había sido jefe de Internacionales del diario Le Monde, donde había creado el famoso suplemento Le Monde des livres. Con el objetivo de seguir “La literatura en el extranjero”, Julien recurrió a académicos franceses especializados en las bellas letras de diferentes países: Bernard se ocupaba del Reino Unido e Irlanda. Hay que releer sus notables crónicas sobre James Joyce, Sean O’Casey o Flann O’Brien para apreciar el alcance de su cultura literaria, la sutileza de sus análisis y su sensibilidad poética.

Fue un hombre comprometido en múltiples frentes: cofundador de la Universidad de Vincennes, secretario general de la Maison de l’Amérique latine, creador de ATTAC y del Foro Social Mundial, militante del “No” en el referéndum sobre el Tratado Constitucional Europeo. En 1990, cuando fui elegido director de Le Monde diplomatique, decidimos, junto con Bernard, seguir la idea de Julien y consolidar la transformación de la publicación, de una suerte de suplemento del diario Le Monde a un periódico independiente y con vida propia. También creamos nuestra propia empresa, Le Monde diplomatique SA, en la que Le Monde tendría participación ac- cionaria, pero compartiendo la propiedad con la redacción (es decir los trabajadores) y los lectores (reunidos en la Asociación de Amigos de Le Monde diplomatique).

Teníamos que encontrar recursos financieros. Para ello, formulamos un llamado a los lectores para que hicieran donaciones, y estos respondieron con enorme generosidad. Sin embargo, al carecer de recursos para aportar, la redacción corría el riesgo de quedarse sin participación alguna en la nueva empresa. Entonces la Providencia vino en nuestra ayuda, en forma de una carta procedente de la lejana Bolivia, firmada por un tal Günter Holzmann, admirador de nuestro periódico. Sintiendo que se acercaba la muerte, Günter nos ofrecía una considerable suma de dinero. Tras algunas dudas, Bernard y yo nos dirigimos a Bolivia. Nos encontramos con un militante antifascista, expulsado de Alemania en la década de 1930 por el antisemitismo nazi, que además era un gran admirador de la Revolución Cubana. Nos brindó los recursos necesarios para poner en marcha el proyecto.

A partir de ahí, Bernard desplegó su notable creatividad en materia administrativa para construir una estructura jurídica que garantizara en el largo plazo los intereses de la redacción y los lectores. Lo logró, dejando un legado que perdura hasta hoy.

Ignacio Ramonet exdirector de Le Monde diplomatique.

Texto completo en francés:

Bernard Cassen in memoriam

Bernard Cassen, né en 1937, qui fut pendant trente- quatre ans membre de la rédaction du Monde diplomatique et pendant onze ans (de février 1996 à décembre 2007) directeur général du Monde diplomatique SA, est décédé à Paris le jeudi 12 juin 2025 à l’âge de quatre-vingt-sept ans.

Il était la fougue, la fermeté et l’engagement. Il faudrait tout un livre pour raconter les passionnantes facettes politiques, universitaires et médiatiques d’une telle personnalité hors-norme. J’ai connu Bernard Cassen au début des années 1970 dans l’entourage de Claude Julien qui venait d’être nommé à la tête du Monde diplomatique. Ce mensuel était alors rédigé, pour l’essentiel, par les journalistes du service étranger du quotidien Le Monde dont le Diplo épousait fidèlement la ligne éditoriale.

Claude Julien décida de changer cela et entreprit une véritable refondation du journal. Il commença par constituer, avec Micheline Paunet, une sorte de cercle rapproché d’universitaires amis dont je faisais partie avec Christian De Brie, Pierre Dommergues et Bernard Cassen. Régulièrement, après la sortie du Diplo, ce petit groupe se réunissait autour de Julien pour en analyser le contenu, en faire la critique et proposer des pistes alternatives en fonction de l’actualité internationale.

Bernard Cassen et Pierre Dommergues - une autre pointure intellectuelle et un homme aussi de réseaux -, étaient déjà de vieux complices. Anglicistes de haut niveau, ils s’étaient connus à Paris au lycée Condorcet. Après l’agrégation d’anglais, Bernard avait été nommé professeur au lycée Henri IV, alors que Dommergues devenait assistant à l’Institut d’anglais de la Sorbonne... où Bernard devait le rejoindre quelques années plus tard.

Quand je les ai rencontrés, ils étaient engagés dans l’exploit homérique de la fondation de l’Université de Vincennes (aujourd’hui Université Paris-VIII à Saint-Denis), un centre universitaire expérimental et innovant, unique au monde, ouvert aux non-bacheliers et aux étrangers, proposant des enseignements inédits au milieu d’une effervescence politique inimaginable dans les brisées du Mouvement de Mai-68. Pour remporter, contre un charivari de courants ultragauchistes, cette bataille
 une des grandes fiertés de Bernard -, les deux compères allaient faire preuve d’une exceptionnelle inventivité et d’une capacité de persuasion et de négociation sans égale.

Tous deux avaient connu Claude Julien en 1967 quand celui-ci avait créé, au sein du Monde, le supplément " Le Monde des livres ". Dans le but de suivre " la littérature à l’étranger ", Julien avait fait appel à des critiques locaux mais surtout à des universitaires français spécialisés dans les littératures des différents pays dont Pierre Dommergues pour les Etats-Unis et Bernard Cassen pour le Royaume Uni et l’Irlande. Il faut relire les remarquables chroniques de Bernard, sur James Joyce, Sean O’Casey ou Flann O’Brien pour mesurer l’étendue de sa culture littéraire, son extrême finesse d’analyse et sa très grande sensibilité poétique. Il était d’ailleurs, à cette époque, directeur de collection aux éditions Alain Moreau où il publia, en 1980, l’un de mes premiers livres : Le Chewing-Gum des yeux.

En mai 1981, quand la gauche l’emporta pour la première fois sous la Ve République, à l’occasion de la victoire de François Mitterrand et l’Union de la Gauche, Jean-Pierre Chevènement, le nouveau ministre de l’industrie et de la recherche, appela à ses côtés Bernard et le nomma à la direction de la Mission interministérielle de l’information scientifique et technique (MIDIST), un organisme autonome, doté de son propre budget, chargé de défendre les enjeux de souveraineté informationnelle et de numérisation du savoir scientifique et technique.

La MIDIST fournit à Bernard l’opportunité de montrer toute l’ampleur de ses qualités de meneur d’hommes et ses dons de serviteur de l’État. Il s’engagea à cœur perdu dans cette tâche, sans ménager son temps ni ses efforts. Là encore, ce fut l’un des grands combats de sa vie. Son nom demeure définitivement associé à certaines avancées déterminantes en matière de recherche, notamment celle, paradoxale pour un angliciste comme lui, de ne pas avoir cédé au "tout anglais" et d’avoir promu et installé le français comme langue scientifique 1.

Même si ses activités au Monde, au Monde diplomatique, à l’université de Vincennes, aux éditions Alain Moreau et à la MIDIST lui prenaient déjà tout son temps et même au-delà, Bernard n’était pas homme à renoncer à une joute pour une simple question d’agenda lorsqu’il en estimait l’enjeu essentiel dans le débat d’idées. À cet égard, il n’a jamais cessé d’être un adepte convaincu de l’engagement multi-fronts. Un nouveau baroud s’est joué peu après autour de la Maison de l’Amérique latine (MAL) à Paris qui, très mal gérée, connaissait de graves difficultés financières au moment où François Mitterrand a accédé au pouvoir. Or il se trouve que Bernard, docteur d’État en civilisation britannique, était aussi hispanophone et avait la fibre latino- américaine, une sympathie de départ pour la révolution cubaine et le guévarisme, une solidarité avec les victimes des dictatures militaires, notamment après le coup d’État de septembre 1973 au Chili, et un soutien résolu aux luttes de libération.

À propos de la MAL, la question était : que faire de cet établissement en faillite ? Mitterrand décida de réaffirmer sa vocation diplomatique. Divers groupes mitterrandistes se disputèrent alors le contrôle d’un si prestigieux joyau situé au 217, boulevard Saint-Germain dans deux majestueux hôtels particuliers du XVIIIe siècle. Disons, pour aller vite, que sur ce front délicat et semé d’embûches, Bernard et ses amis réussirent à mettre la MAL à l’abri de mesquines ambitions personnelles. Ils l’emportèrent une fois encore de haute lutte, faisant preuve d’une remarquable stratégie non dépourvue de fines astuces florentines. Résultat : Bernard fut élu secrétaire général de la MAL. Ensemble nous avons mené à bien plusieurs projets au sein et autour du Monde diplomatique. En 1991, quand j’en fus élu directeur, j’ai décidé de suivre l’idée de mon prédécesseur Claude Julien et d’obtenir la filialisation de notre mensuel. Celui-ci n’était alors qu’une sorte de supplément du Monde. Nous voulions être édités par notre propre société Le Monde diplomatique SA au sein de laquelle le Monde SA détiendrait une majorité mais nous (rédaction et lecteurs) conserverions, ensemble, une minorité de blocage.

Jean-Marie Colombani, candidat à la direction du Monde en 1994, nous promit que, s’il était élu, il accèderait à notre souhait. Il tint parole. Encore nous fallait-il trouver des ressources financières pour racheter les 49% des parts du capital du Monde diplomatique. Nous fîmes un appel aux dons des lecteurs qui répondirent avec une énorme générosité. Mais, dépourvue de liquidités, la rédaction risquait de se retrouver sans nulle participation au sein de la nouvelle société. C’était inenvisageable. La Providence vint alors à notre secours. Sous la forme d’une lettre en provenance de la lointaine Santa-Cruz, signée d’un certain Gunter Holzman, admirateur de notre journal et qui, sentant la mort venir, nous offrait une coquette somme pour nous aider dans nos projets. Après quelque hésitation, Bernard et moi nous rendîmes en Bolivie. D’origine allemande, Gunter était la personne la plus formidable que nous ayons jamais rencontré. C’était un militant antifasciste de toujours, chassé de son pays dans les années 1930 par l’antisémitisme nazi qu’il avait combattu au péril de sa vie. Et un grand admirateur de la révolution cubaine. Il confirma sa volonté de nous aider.

A partir de là, en s’entourant de ses meilleurs amis avocats, Bernard déploya toute sa formidable créativité en matière de montage administratif paranoïaque pour bâtir une structure juridique blindée qui garantit, sur la longue durée, les intérêts de la rédaction et des lecteurs (rassemblés au sein de l’Association des amis du Monde diplomatique) du Diplo.

Dans le sillage du grand mouvement social français de décembre 1995, Bernard entreprit ensuite les créations, bien connues, d’Attac 2, en 1997, et du Forum Social Mondial3, en 2001. Avec son inépuisable énergie, son intelligence politique et sa rhétorique de brillant orateur, il en fut sans conteste le concepteur, l’architecte et l’animateur principal. Deux contributions décisives dans le cadre de l’affrontement crucial d’alors contre le néolibéralisme, la globalisation et le libre-échangisme intégral. De surcroît, théoricien central de l’altermondialisation, Bernard veilla à ce que la dynamique formidable de ce mouvement ne soit captée par aucune force partisane.

Puis vint le combat pour le "non" au référendum sur le Traité constitutionnel européen (TCE) de mai 2005. Là encore, inlassablement, Bernard dénonça "le déni des aspirations populaires par une classe politique qui se coopte au pouvoir et qui fait de la construction européenne le verrou de ses reniements et la gardienne des nouveaux privilèges 4".

Il mit en garde contre le projet de "démocratie limitée" "dans laquelle la répartition du travail et des richesses, de même que la monnaie, seraient entièrement soustraites à la sphère politique et aux aléas électoraux"5.

La place nous manque pour citer toutes les actions progressistes auxquelles Bernard dédia sa colossale énergie.

Né à Paris en 1937 au sein d’une famille modeste de fonctionnaires de l’EDF, Bernard Cassen demeura toujours fidèle à ses origines populaires. Il ne put échapper au déterminisme social que grâce à son intelligence exceptionnelle. Reçu, très jeune, premier à l’agrégation d’anglais, il fit une carrière prodigieuse dans l’enseignement jusqu’à atteindre les plus éminentes fonctions universitaires. Cette éclatante réussite, qui eût comblé n’importe quelle ambition, se révéla insuffisante pour Bernard, intellectuel possédé par une quichottesque volonté de redresser des torts. Notamment ceux causés, par les puissants, aux plus humbles. Si une idée caractérise les divers engagements de Bernard Cassen c’est non seulement le combat républicain pour une société d’égalité et de justice sociale, mais également le refus de laisser dépouiller les classes laborieuses d’avantages sociaux conquis souvent de haute lutte.

Sa disparition constitue une immense perte qui emplit d’un profond chagrin tous ses amis, ses camarades et le cœur des membres de l’équipe du Monde diplomatique. Que son épouse Dominique et ses filles Marianne, Chloé et Lorraine reçoivent ici l’expression de notre amitié et de notre solidarité.

IGNACIO RAMONET

1 Bernard Cassen, Quelles langues pour la science?, La Découverte, Paris, 1990.

2 Bernard Cassen, Tout sur Attac, Mille et une nuits, Paris, 2002.

3 Bernard Cassen, Tout a commencé à Porto Alegre, Mille et une nuits, Paris, 2003.

4 Bernard Cassen, En finir avec l’eurolibéralisme, Mille et une nuits, Paris, 2008.

5 Ibid.»

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